Au marché, au goût : la présence amérindienne dans nos assiettes antillaises

Marcher un samedi matin entre les étals de Pointe-à-Pitre, respirer l’odeur entêtante de la patate douce râpée, du piment végétarien éclaté sous la lame, du manioc chaud... Certains gestes, certaines saveurs paraissent évidentes, ancrées dans la routine : le feu de bois sous la marmite, la feuille de bananier ramenée d’un coup de main expert pour y rouler une pâte souple… Mais à qui doit-on tout cela ? À ceux qu’on oublie trop souvent : les Kalinago, Taïnos et autres peuples amérindiens, premiers occupants des îles, fondateurs de mille gestes oubliés.

Les peuples amérindiens des Antilles : diversité, savoir-faire et terroirs

On désigne sous le nom d’« Amérindiens des Antilles » plusieurs peuples originaires d’Amérique du Sud et des Grandes et Petites Antilles. Les Taïnos ont longtemps dominé les grandes îles (Haïti, République Dominicaine, Cuba, Porto Rico), tandis que les Kalinago (ou « Caraïbes ») occupaient les petites îles, dont la Guadeloupe, la Dominique ou la Martinique (Source : CNRS, Archéologie des Antilles). Dès 2000 avant notre ère, ils maîtrisent :

  • la culture du manioc et de l’igname,
  • la pêche en mer et en rivière,
  • la fabrication artisanale du sel et de l’outillage en pierre volcanique,
  • la construction de jardins vivriers adaptés au climat insulaire.

Leur quotidien est rythmé par une alimentation à la fois sobre et inventive, adaptée à la saisonnalité et à la rareté, mais capable de sortir, par le goût fumé ou fermenté, toute la richesse du terroir antillais.

Manioc : le cœur des cultures et la naissance du « cassave »

Dans presque chaque village, le manioc tient une place centrale. Plus qu’une simple racine : c’est une base, un pilier, une matière première aux multiples applications. Les Amérindiens en extraient, à force de patience :

  • la farine, obtenue par râpage, pressage, puis séchage au feu de bois ;
  • le « couac » (granulé croquant, ancêtre du couscous tropical),
  • le « cassave » : galette de manioc sec, fine et craquante, typiquement cuit sur une plaque (que l’on appelle « plancha » ou « kannari » chez certains anciens).

Aujourd’hui encore, dans toute la Caraïbe insulaire, la cassave est vendue en rouleau, parfois nature, souvent fourrée à la noix de coco, à la confiture de banane, ou plus rarement, à l’igname violette (dans le sud de la Martinique, par exemple). Ce geste, râper le manioc, puis en repousser la pulpe avec énergie, a traversé les siècles. Il n’a, dans le fond, pas changé de texture ni d’odeur brûlante, à la sortie du four.

Le manioc a aussi assuré la survie des communautés pendant des siècles, grâce à la résistance de sa culture à la sécheresse et sa capacité à nourrir, sans soins particuliers, d’importants groupes familiaux. À l’arrivée des colons, il deviendra aussi un rempart contre la faim dans toutes les classes populaires (voir : Musée Edgar Clerc, Le Moule).

Cuissons, fumages et conserveries : l’art amérindien de sublimer la simplicité

L’un des héritages les plus patiemment transmis par les peuples amérindiens est l’art du feu : rôtir, braiser, fumer pour conserver et donner une saveur particulière. Bien avant les grands barbecues de poisson à la Saint-Pierre, on pratiquait sur des grilles de bois le fumage du poisson ou du gibier (agouti, iguane...), que l’on laisse sécher à plusieurs mètres du feu pendant des heures. Ce procédé, le « boucanage », donnera plus tard le célèbre « boucané » (poisson ou cochon fumé à la créole, star des lambi-viandes de fête).

  • Ce type de cuisson lente, au bois local (bois d’Inde, gaïac, campêche...), influence beaucoup de recettes créoles : les civets martiniquais, le jambon de Noël parfumé, mais aussi les infusions de rhum arrangé, où l’on recherche la note fumée comme signature aromatique.
  • La technique du braisage en feuille de bananier, ou en « coulis » d’herbes sauvages, porte en elle l’empreinte, très visible, de la cuisine amérindienne (utilisation des feuilles comme papillote naturelle, cuisson douce à la vapeur).

Aujourd’hui, lors d’une fête villageoise, il n’est pas rare de retrouver, sous une tonnelle, le geste vieux comme le monde : placer un poisson mariné dans une feuille, ficeler puis enterrer sous la braise. Ce goût de la terre et du feu, on le reconnaît entre mille – c’est presque un parfum de mémoire.

Herbes, racines et fruits oubliés : le jardin amérindien en héritage

On parle souvent, dans la cuisine créole, des apports africains et européens. Mais le jardin créole, dans sa diversité même, vient d’abord d’une pratique amérindienne très précieuse : le « conuco ». Ce jardin vivrier, organisé en parcelles surélevées, réunit :

  • plus de 25 légumes racines identifiés par les archéologues (patates, ignames, malangas, taros, calalous… – Source : UNESCO World Heritage Nomination Dossier, 2018),
  • herbes aromatiques indigènes : bois d’Inde, basilic sauvage, piment végétarien, oignon-pays (« cive »),
  • fruits encore méconnus ou oubliés (goyave sauvage, pomme-liane, cerise-pays),
  • la canne à sucre, domestiquée sur place pour la première fois par les Amérindiens plusieurs siècles avant l’arrivée de Christophe Colomb.

La pratique du « zèb a pik » (cueillette d’herbes pour la médecine ou la cuisine) nous vient, là aussi, de ces savoirs anciens qui classaient, dans des paniers différents, selon leurs usages, les racines – pour le bouillon, les feuilles – pour les infusions, ou les graines – pour les sauces ou la farine.

Un tableau vaut mille preuves : la majorité des saveurs dites « créoles » aujourd’hui, de la soupe d’ignames au gratin de malanga, s’appuie sur un stock originel amérindien, enrichi ensuite par les vagues africaines, indiennes et européennes.

Produit Usage amérindien Usage créole actuel
Manioc Galette, farine, bouillie Cassave, gratin, croquettes, farine pour colombo
Piment végétarien Assaisonnement, marinades Base de sauce chien, marinades, dombrés
Bois d’Inde Infusion, fumage Épices pour ragoûts, bouquets garnis, rhum arrangé
Goyave Eau de boisson, sorbet Jus, confiture, sorbet, punch

Geste culinaire, geste social : transmission et rythme de la table amérindienne

L’autre influence déterminante, c’est la conception même du repas : chez les Amérindiens, la cuisine est collective, rythmée par les saisons, les fêtes calendaires (zemi, yuca festival) et une répartition scrupuleuse des rôles. Chacun apporte sa part, sinon d’ingrédients, du moins de savoir-faire : râper, laver, griller, tresser les paniers ou façonner les moules à cassave. Le partage prévaut, l’assiette n’est jamais individuelle, mais bâtie dans le pot commun, la grande marmite (« gwo lègim »).

Cette philosophie imprègne encore la cuisine des îles : lors de chaque fête, on cuisine ensemble. La paternité de cette tradition du collectif, dans la cuisine, revient indéniablement aux peuples amérindiens, qui ont inventé – sans le savoir – la convivialité antillaise.

L’influence amérindienne au fil du temps : de l’oubli à la redécouverte

Les siècles n’ont pas toujours été tendres pour cet héritage. Après les grandes épidémies et les persécutions du XVIIe siècle, beaucoup de savoirs amérindiens s’effacent, ou survivent sous une forme méconnue (cf. travaux de l’archéologue Samuel Dumoulin, Université des Antilles). Pourtant, un renouveau s’observe depuis une vingtaine d’années :

  • Restaurants et cheffes antillais.e.s réintroduisent farines de manioc, fruits oubliés, modes de cuisson ancestraux ;
  • Des festivals valorisent la « créolité des origines » (Festival Arts Caraïbes, journées du patrimoine mondial à Trois-Rivières…)
  • L’enseignement créole, dans certaines écoles rurales, fait revivre le vocabulaire culinaire amérindien : « kassav », « couac », « calalou », etc.

Ce retour aux sources interroge : comment peut-on raconter la cuisine antillaise, sans nommer, sans chercher l’essence amérindienne qui l’habite encore aujourd’hui ?

Perspectives : héritages croisés et cuisine vivante

La cuisine antillaise doit bien plus qu’on ne le pense à ses racines amérindiennes. Elle en garde les gestes premiers (râper, fumer, tisser, mariner), les produits fondateurs (manioc, ignames, bois d’Inde, piment, goyave…), le rapport vif à la nature et la convivialité née du partage.

Pour comprendre le goût des Antilles, il faut donc revenir, avec humilité et curiosité, à ce que ces femmes et ces hommes ont transmis. Un parfum de braise, une bouchée de cassave, une poignée d’herbes dans le bouillon : l’amérindien est là, discret, dans chaque geste. Le redécouvrir, c’est s’offrir la chance de goûter l’insularité dans sa vérité la plus simple et la plus vivante.

Sources : - CNRS, Recherches sur l’histoire amérindienne des Antilles - Dossier UNESCO – Jardins vivriers traditionnels des Caraïbes (2018) - Musée Edgar Clerc (Guadeloupe), Musée du Père Pinchon (Martinique) - Publications de Samuel Dumoulin, archéologue (Université des Antilles) - Dictionnaire de la gastronomie créole, éditions Orphie, 2022

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